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08 mai

World Press Photo 2011: Prison Valley, 1er prix interactif.

Un an et quelques jours après sa mise en ligne, Prison Valley vient de remporter le premier prix Interactif du fameux World Press Photo. L’occasion de partager quelques souvenirs sur cette folle aventure qui s’achève..

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Prison Valley devait être en ligne depuis trois semaines. Son succès d’audience, d’estime et bientôt en festivals, dépassait toutes nos attentes. Nous étions très très loin de nous imaginer lauréat du World Press Photo 2011 (catégorie multimedia non linéaire). Avec Philippe Brault, mon complice à la caméra, nous voulions simplement chercher, explorer, nous tromper, creuser de nouvelles formes narratives, nous égarer, participer à une écriture en mouvement, en un mot: tenter. Tenter de raconter une histoire qui commencerait par un film, par un il-était-une-fois, pour être mieux déconstruite quelques minutes plus tard avec les armes d’aujourd’hui, les armes du Web, de l’hyper-vidéo comme on dit hyper-texte. De lointains cousins nous guidaient: les bonimenteurs au temps du cinéma muet, chargés dans la salle de lire les inter-titres à tous ceux qui ne savaient lire. Bonimenteurs qui, à force, se mirent à interpréter les films au point d’en transformer la trame.

Quelques mois auparavant, Alexandre Brachet, notre producteur (Upian) nous avait tendu une carte bleue. On se connaissait à peine. Alexandre avait dit «faites gaffe, c’est la carte de la boîte». L’aventure Prison Valley démarrait ainsi: par une confiance folle, entre des futurs frères d’armes, des corps de métiers différents, qui allaient fusionner; entre des développeurs web et des auteurs, des designers et un monteur, des gens venus du journalisme, du cinéma, d’autres de l’internet. Et nous voilà partis au fin fond du Colorado, à Cañon City, une ville-prison, où même ceux qui vivent dehors vivent dedans. 36.000 âmes, 13 taules.

Trois semaines, donc, étaient passées depuis la mise en ligne de Prison Valley par Arte. Dans notre dispositif, nous proposions aux internautes de discuter directement, par forum interposé, avec les personnages de notre film. Une idée venue lors d’une projection presse de mon film précédent quand journalistes et «personnages» présents dans la salle avaient entamé un débat. A Cañon City, certains habitants contestaient notre Prison Valley ou plus exactement notre vision de leur ville. Ils pouvaient l’exprimer publiquement, dans notre film, cela faisait partie de notre pari fou — donner les outils du débat au cœur même du programme. Une discussion sans frontières avait alors jailli. Elle faisait rage. Certaines de leurs réactions étaient rudes, comme peuvent l’être celles de ceux à qui on emprunte la vie pour en tirer un film. Soudain, l’un de nos témoins à l’écran, gardien de prison à Supermax, l’Alcatraz des Rocheuses, intervint sur le forum. Point par point, l’homme défendit le film. Nous en avions les larmes aux yeux. C’était donc possible: marier le regard d’auteur et l’incroyable force du web; le cinéma et la discussion.

Au fil des mois de son élaboration, Prison Valley s’était construit naturellement comme un objet hybride, ouvert, à la croisée de trois chemins, le photo-journalisme (Philippe Brault), le développement Web (Upian) et le documentaire (moi même). Sébastien Brothier, concepteur chez Upian, nous incitait à aller aussi loin que possible. Au jeu vidéo, nous allions emprunter certains des codes narratifs — il faudrait être aveugle pour ne pas saisir qu’en terme de trouvailles scénaristiques, le jeu vidéo est champion toutes catégories depuis quinze ans au moins. Avec les réseaux Facebook et autres Twitter, nous allions jouer aux apprentis sociaux, cherchant à les détourner pour en faire des passeurs d’histoire. C’était simple: dans le sillage d’autres webdocumentaristes qui nous avaient précédé, nous comprenions que la notion même d’auteur est en train de changer. Désormais, il nous fallait aller chercher de nouveaux outils de travail, quitte à les créer nous-mêmes — et quoi de plus beau pour un artisan?

Toute cette liberté soudaine — temps et espaces devenaient infinis; au diable les formats — était vertigineuse. De nouvelles contraintes pointaient: comment rester juste, comment ne pas sombrer dans la confusion et l’auto-zapping, comment garder le souci de la narration? Un an plus tard, 20% des spectateurs qui se sont «loggés» dans Prison Valley sont allés au bout de notre récit-épine dorsale. Soit 59 minutes, au moins. De quoi tordre le cou aux experts qui nous assuraient que le web, c’était juste bon pour les vidéos de chats-en-skateboard ou de bébés-qui-rient, en deux minutes, pixels compris. Ces 20%, ce n’est pas rien. C’est signe que le documentaire sur le web peut s’inscrire dans la longueur, et la profondeur.

Le mois précédant la sortie de Prison Valley, la lettre de la Scam avait publié une tribune à propos des webdocumentaires, intitulée «Ecrans de fumée». L’auteur y dézinguait le genre — sans avoir vu d’œuvres, juste des bribes, il le reconnaissait — sur le mode plus royaliste que le roi, encore un effort camarades, pas assez révolutionnaire tout ça. La cécité du tribun aurait pu prêter à sourire, tant elle était revendiquée, s’il ne s’était agi de celle de quelqu’un qu’on respecte, et surtout membre de la commission audiovisuelle de la Société civile des auteurs multimédias. Son jugement était en fait un avertissement. Un an durant, de festival en festival, nous allions parfois faire face au même discours. Le webdoc n’est pas du doc. Etrange sensation de voir un monde, celui du documentaire, censé comprendre le monde et en pointer les conservatisme, s’enfermer à son tour dans la frilosité. En embuscade, Joël Ronez, du pôle Web d’Arte, riait.

Et puis, à Lussas, deux jours d’atelier sur le webdoc en général et Prison Valley en particulier. Des interrogations, des doutes et, au fil des heures, des envies, de suggestions, des propositions qui venaient de la salle. Et puis, mois après mois, délice de voir Prison Valley nous échapper, vivre sa propre vie, ici ou là, sur les forums et sur les blogs — l’effet longue traîne chère à l’Internet. Joie encore de voir des gens qui ne se parlent jamais se rencontrer via le web autour de la question de l’incarcération de masse: militants, visiteurs de prison, syndicalistes, etc.

Bonheur, enfin, de voir un secrétaire d’Etat à la Justice préposé aux prisons, alors Jean-Marie Bockel, répondre lui-même à des centaines de personnes venues tchater avec lui dans notre vallée de la prison et parmi ces inconnus, des épouses de détenus lui réclamant des comptes: pourquoi ne pouvaient-elles pas apporter livres ou linge propre à leur mari? Toutes ces femmes, identiques à Brenda la magnifique, épouse d’un prisonnier du Colorado, qui avait bouleversé notre voyage et nous avait donné le titre de notre documentaire.

Et puis, en guise d’épilogue, cette rencontre à Montréal avec Peter Wintonick, réalisateur de «Manufacturing Consent: Noam Chomsky and the media», qui nous annonce: «Quel que soit le futur des webdocs, deux certitudes: ce qui a toujours été déterminant pour le documentaire le restera. Et nous continuerons à regarder les médias du réel comme un montage des passions et des philosophies. Comme une façon de comprendre la réalité de notre monde».

David Dufresne, auteur et co-réalisateur de Prison Valley avec Philippe Brault
(Upian/Arte, avec l’aide de la commission nouveaux médias du CNC)

Winners of the first World Press Photo Multimedia Contest announced

Today World Press Photo announced the prizewinners of the first World Press Photo Multimedia Contest, with jury member Claudine Boeglin of Thomson Reuters Foundation handing out the prizes to the winners at the annual Awards Ceremony in Amsterdam.

The jury concluded: This production is a magnum opus visually, conceptually and in terms of the reporting and information offered. It is also an example of immersive interactivity, where the viewer can take a journey that they control, learning new information along the way. This work should be a challenge to everyone producing non-linear multimedia to raise their standards in terms of how the technology can be utilized.

Jury member Kang Kyung-ran said about Prison Valley: »The focus, the effect of this work is in the innovation of techniques and editing muscles. I was very impressed by the editing and graphics. In the meaning of interactive, I think it is excellent. »

Un an et quelques jours après sa mise en ligne, Prison Valley vient de remporter le premier prix Interactif du fameux World Press Photo. L’occasion de partager quelques souvenirs sur cette folle aventure qui s’achève…

Prison Valley devait être en ligne depuis trois semaines. Son succès d’audience, d’estime et bientôt en festivals, dépassait toutes nos attentes. Nous étions très très loin de nous imaginer lauréat du World Press Photo 2011 (catégorie interactif non linéaire). Avec Philippe Brault, mon complice à la caméra, nous voulions simplement chercher, explorer, nous tromper, creuser de nouvelles formes narratives, nous égarer, participer à une écriture en mouvement, en un mot: tenter. Tenter de raconter une histoire qui commencerait par un film, par un il-était-une-fois, pour être mieux déconstruite quelques minutes plus tard avec les armes d’aujourd’hui, les armes du Web, de l’hyper-vidéo comme on dit hyper-texte. De lointains cousins nous guidaient: les bonimenteurs au temps du cinéma muet, chargés dans la salle de lire les inter-titres à tous ceux qui ne savaient lire. Bonimenteurs qui, à force, se mirent à interpréter les films au point d’en transformer la trame.

Quelques mois auparavant, Alexandre Brachet, notre producteur (Upian) nous avait tendu une carte bleue. On se connaissait à peine. Alexandre avait dit «faites gaffe, c’est la carte de la boîte». L’aventure Prison Valley démarrait ainsi: par une confiance folle, entre des futurs frères d’armes, des corps de métiers différents, qui allaient fusionner; entre des développeurs web et des auteurs, des designers et un monteur, des gens venus du journalisme, du cinéma, d’autres de l’internet. Et nous voilà partis au fin fond du Colorado, à Cañon City, une ville-prison, où même ceux qui vivent dehors vivent dedans. 36.000 âmes, 13 taules.

Trois semaines, donc, étaient passées depuis la mise en ligne de Prison Valley par Arte. Dans notre dispositif, nous proposions aux internautes de discuter directement, par forum interposé, avec les personnages de notre film. Une idée venue lors d’une projection presse de mon film précédent quand journalistes et «personnages» présents dans la salle avaient entamé un débat. A Cañon City, certains habitants contestaient notre Prison Valley ou plus exactement notre vision de leur ville. Ils pouvaient l’exprimer publiquement, dans notre film, cela faisait partie de notre pari fou — donner les outils du débat au cœur même du programme. Une discussion sans frontières avait alors jailli. Elle faisait rage. Certaines de leurs réactions étaient rudes, comme peuvent l’être celles de ceux à qui on emprunte la vie pour en tirer un film. Soudain, l’un de nos témoins à l’écran, gardien de prison à Supermax, l’Alcatraz des Rocheuses, intervint sur le forum. Point par point, l’homme défendit le film. Nous en avions les larmes aux yeux. C’était donc possible: marier le regard d’auteur et l’incroyable force du web; le cinéma et la discussion.

Au fil des mois de son élaboration, Prison Valley s’était construit naturellement comme un objet hybride, ouvert, à la croisée de trois chemins, le photo-journalisme (Philippe Brault), le développement Web (Upian) et le documentaire (moi même). Sébastien Brothier, concepteur chez Upian, nous incitait à aller aussi loin que possible. Au jeu vidéo, nous allions emprunter certains des codes narratifs — il faudrait être aveugle pour ne pas saisir qu’en terme de trouvailles scénaristiques, le jeu vidéo est champion toutes catégories depuis quinze ans au moins. Avec les réseaux Facebook et autres Twitter, nous allions jouer aux apprentis sociaux, cherchant à les détourner pour en faire des passeurs d’histoire. C’était simple: dans le sillage d’autres webdocumentaristes qui nous avaient précédé, nous comprenions que la notion même d’auteur est en train de changer. Désormais, il nous fallait aller chercher de nouveaux outils de travail, quitte à les créer nous-mêmes — et quoi de plus beau pour un artisan?

Toute cette liberté soudaine — temps et espaces devenaient infinis; au diable les formats — était vertigineuse. De nouvelles contraintes pointaient: comment rester juste, comment ne pas sombrer dans la confusion et l’auto-zapping, comment garder le souci de la narration? Un an plus tard, 20% des spectateurs qui se sont «loggés» dans Prison Valley sont allés au bout de notre récit-épine dorsale. Soit 59 minutes, au moins. De quoi tordre le cou aux experts qui nous assuraient que le web, c’était juste bon pour les vidéos de chats-en-skateboard ou de bébés-qui-rient, en deux minutes, pixels compris. Ces 20%, ce n’est pas rien. C’est signe que le documentaire sur le web peut s’inscrire dans la longueur, et la profondeur.

Le mois précédant la sortie de Prison Valley, la lettre de la Scam avait publié une tribune à propos des webdocumentaires, intitulée «Ecrans de fumée». L’auteur y dézinguait le genre — sans avoir vu d’œuvres, juste des bribes, il le reconnaissait — sur le mode plus royaliste que le roi, encore un effort camarades, pas assez révolutionnaire tout ça. La cécité du tribun aurait pu prêter à sourire, tant elle était revendiquée, s’il ne s’était agi de celle de quelqu’un qu’on respecte, et surtout membre de la commission audiovisuelle de la Société civile des auteurs multimédias. Son jugement était en fait un avertissement. Un an durant, de festival en festival, nous allions parfois faire face au même discours. Le webdoc n’est pas du doc. Etrange sensation de voir un monde, celui du documentaire, censé comprendre le monde et en pointer les conservatisme, s’enfermer à son tour dans la frilosité. En embuscade, Joël Ronez, du pôle Web d’Arte, riait.

Et puis, à Lussas, deux jours d’atelier sur le webdoc en général et Prison Valley en particulier. Des interrogations, des doutes et, au fil des heures, des envies, de suggestions, des propositions qui venaient de la salle. Et puis, mois après mois, délice de voir Prison Valley nous échapper, vivre sa propre vie, ici ou là, sur les forums et sur les blogs — l’effet longue traîne chère à l’Internet. Joie encore de voir des gens qui ne se parlent jamais se rencontrer via le web autour de la question de l’incarcération de masse: militants, visiteurs de prison, syndicalistes, etc.

Bonheur, enfin, de voir un secrétaire d’Etat à la Justice préposé aux prisons, alors Jean-Marie Bockel, répondre lui-même à des centaines de personnes venues tchater avec lui dans notre vallée de la prison et parmi ces inconnus, des épouses de détenus lui réclamant des comptes: pourquoi ne pouvaient-elles pas apporter livres ou linge propre à leur mari? Toutes ces femmes, identiques à Brenda la magnifique, épouse d’un prisonnier du Colorado, qui avait bouleversé notre voyage et nous avait donné le titre de notre documentaire.

Et puis, en guise d’épilogue, cette rencontre à Montréal avec Peter Wintonick, réalisateur de «Manufacturing Consent: Noam Chomsky and the media», qui nous annonce: «Quel que soit le futur des webdocs, deux certitudes: ce qui a toujours été déterminant pour le documentaire le restera. Et nous continuerons à regarder les médias du réel comme un montage des passions et des philosophies. Comme une façon de comprendre la réalité de notre monde».

David Dufresne, auteur et co-réalisateur de Prison Valley avec Philippe Brault
(Upian/Arte, avec l’aide de la commission nouveaux médias du CNC)

Cet article a paru dans le numéro 40 de la Lettre de la Scam, pour les 30 ans de la société civile. Pdf disponible ici.

Winners of the first World Press Photo Multimedia Contest announced

Today World Press Photo announced the prizewinners of the first World Press Photo Multimedia Contest, with jury member Claudine Boeglin of Thomson Reuters Foundation handing out the prizes to the winners at the annual Awards Ceremony in Amsterdam.

Le Jury conclut: «Cette production est une référence, tant pour son concept que pour la qualité des reportages et informations proposées. C’est un exemple d’interactivité immersive, dans laquelle l’internaute peut maîtriser son parcours, sans cesse enrichi de nouveaux éléments. Les producteurs de contenus multimédia non-linéaires devraient s’inspirer d’un tel modèle.»

Jury member Kang Kyung-ran said about Prison Valley: »The focus, the effect of this work is in the innovation of techniques and editing muscles. I was very impressed by the editing and graphics. In the meaning of interactive, I think it is excellent. »

Prison Valley a reçu plusieurs récompenses internationales dont Meilleur webdocumentaire (Visa pour l’Image, Perpignan), Best Interactive program (Prix Italia), Best cross-media/online production (Association for International Broadcasters, Londres), Mention spéciale Innovation Award (Sheffield, Angleterre), Best Crossmedia program (Bellaria, Italie), Input Festival (Budapest). Premier prix au World Press Photo, catégorie Multimedia.

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